Bernie composa le digicode avec quelques difficultés, et poussa la porte blindée de l'immeuble en soufflant comme un porc. Ces crétins du syndic avaient, pour des raisons de sécurité, remplacé une porte en chêne massif datant du début du siècle pour une espèce de gigantesque morceau de métal gris et moche, qui pesait au moins cent kilos et qui, en plus d'être impersonnelle, était impossible à ouvrir. Et pendant ce temps-là, l'ascenseur était toujours en panne...D'un pas pesant, l'avocat saoul comme une barrique grimpa lentement les cinq étages qui le séparaient de son petit chez-lui. Une journée sacrément difficile, qui lui avait fait vider les deux tiers d'une bouteille de brandy avant cinq heures de l'après midi. Désormais, il n'était pas loin de 18h30, et les brumes de l'alcool continuaient de lui obscurcir le cerveau.
Une fois arrivé devant la porte de son appartement, il prit une cigarette et l'alluma négligemment. Son voisin immédiat, un sosie de Ned Flanders dont il oubliait toujours le nom, et dont les gosses faisaient un bruit pas croyable pendant leurs réunions de scouts, son voisin donc, lui avait déjà fait quinze fois remarquer qu'il était interdit de fumer dans les lieux communs. La dernière fois, n'y tenant plus, Bernie lui avait répondu par un doigt d'honneur et une insulte vaguement grommelée. Depuis, Ned essayait en vain de le faire virer de son appartement, et en tant que chef du syndic, il vitupérait à longueur de réunions sur son dos, tentant de créer une fronde de tout l'immeuble contre "l'Indésirable". En contrepartie, Bernie avait pour habitude d'écraser ses mégots sur le paillasson "Home Sweet Home" de son ennemi, ce qu'il fit d'ailleurs avec une délectation peu commune, avant de rentrer chez lui en poussant un soupir de contentement.
L'avocat avait toujours été aveugle au bordel innommable qui régnait en général dans tous les lieux qu'il habitait. Dans l'entrée où il se tenait en rallumant une cigarette, un vélo d'appartement (vestige de l'époque où il pensait à perdre du poids) bloquait le passage entre deux étagères remplies de bouquins de droit et de Playboys datant d'un peu plus de cinq ans. Dans le salon, les cartons de pizzas et les boites de nourriture japonaise côtoyaient sans vergogne les éditions limitées de Penthouse, les paquets de clopes
vides et les cadavres de bouteilles et de verres posés un peu partout. Le seul endroit à peu près vierge de tous déchets était un gigantesque écran plasma d'au moins un mètre de large, sa dernière petite folie. Sans prêter attention à l'état de sa salle de bain, qui frisait l'apocalypse, ni à celle de sa chambre, dans laquelle on n'apercevait aucun espace de sol, perdu sous les fringues, les bouteilles et les magazines pornos, Bernie chercha son répondeur, qui se révéla recouvert d'un emballage de bagel, et constata qu'il avait trois messages en attente. Il partit donc se resservir un verre, tout en lançant la machine.
"- Monsieur O'Callaghan, c'est Morgan Priesley, de chez HSBC. Vous n'êtes pas venu au rendez-vous que nous avions fixé vendredi dernier, mais je me dois de vous rappeller que le découvert de vos trois cartes de crédit a atteint le palier maximum autorisé, et que nous devons par conséquent nous voir pour fixer..."
"Message supprimé"
"- Bonjour monsieur O'Callaghan, c'est Samantha, de la maison des Magnolias. Nous avons eu un petit incident avec votre papa, il s'est euh...enfui en pleine nuit, et nous ne l'avons retrouvé qu'après trois heures de recherches. Nous avons pris soin de lui, évidemment, et il n'a rien du tout, il est juste un peu en état de choc, mais nous avons préféré vous prévenir. Nous n'avons réussi à joindre ni vous ni votre frère, alors si vous pouviez rappeler, ce serait gentil. Voilà, bonne journée-BIIIIIP"
Bernie soupira intérieurement. Evidemment qu'elle n'avait pas réussi à joindre son connard de frère. Il était parti se dorer la pilule en Floride pendant trois semaines avec toute sa petite famille, sans même prévenir leur père, qui avait appelé Bernie à trois heures du matin en lui demandant d'un ton implorant d'empêcher son frère de s'engager dans la Navy, sans quoi il se ferait tuer par les Viets dès son arrivée et causerait du chagrin à sa mère. Quand le vieux Donald délirait comme ça, en pleine perte de repères, Bernie maudissait son frère d'être le fils prodigue auquel on pardonnait tout. Tandis que Tim habitait à une heure de voiture de l'hospice leur père, il lui rendait moins souvent visite que Bernie, qui devait à chaque fois payer un billet aller-retour. C'était pesant, pesant...
"- Salut Bernie, c'est Bill à l'appareil. Tu devineras jamais où je suis. A Las Vegas, mon pote ! J'ai déjà claqué plus de dix mille dollars, et je suis pas près de m'arrêter. Rejoins-moi, mon pote, prends ton congé et viens faire la fête ! J'ai jamais vu de putes aussi enthousiastes ! Bordel, le divorce ça a du bon ! Bon, rappelle-moi, mec, viens écouter le bonheur de ton vieux Bill...Arrivederci !-BIIIP"
Sans prendre la peine d'éteindre le répondeur, Bernie déblaya le canapé, s'affala, la bouteille de J&B à la main, et alluma la télévision. En quelques minutes, il s'endormit devant une énième rediffusion de Walker Texas Ranger, un verre à moitié vide sur la jambe et une clope même pas allumée dans la bouche...