Appartement de Lan Zhao Fei

Elle observa la rue par la fenêtre sans tirer le rideau, puis rangea ses courses. Revint près de la fenêtre pour regarder à nouveau.

Le même homme à la terrasse de l'étage près de la fenêtre, à gauche, avec ses cheveux décolorés et sa coiffure approximative. Pas très discret. Et sans doute pas tout seul. Normal qu'on la surveille, mais normal aussi qu'elle ne le prenne pas bien. Autant se faire respecter tout de suite.

Tsui Fang resta contre le mur à observer la rue, et ne mit pas longtemps à repérer l'autre gamin péroxydé qui rejoignait son acolyte avec des mines de conspirateur. Elle enfila des vêtements confortables, glissa le couteau dans sa manche, vérifia qu'elle pouvait le sortir sans peine, puis sortit.


Rues

Rues


Tsui Fang rentra rapidement après avoir corrigé les deux novices qui la suivaient aussi peu discrètement, puis décida de se reposer.
Elle bloqua la porte avec une chaise coincée sous la poignée, puis alla s'allonger sur le canapé, son portable à portée de main, réfléchissant à l'enchaînement des événements depuis la veille.

Tester sa couverture sur celui qui la connaissait le mieux était une bonne idée, ne serait-ce que pour savoir si elle était efficace. Maintenant, le problème le plus délicat à résoudre était de lui parler.
Le jeu était dangereux. Elle aidait Lan dans l'intérêt de la communauté, et prenait des libertés avec les ordres de son supérieur, mais cette dernière n'aurait pas compris que la stabilité du quartier dépendait de la personne avec qui dialoguer.

Les choses étaient toujours affreusement compliquées avec les gwai lo...

La journée était passée tranquillement, et la jeune femme avait récupéré de la fatigue des combats de la veille. Après un solide dîner, quelques infusions bienfaisantes, et une bonne nuit, elle avait l'esprit clair et le corps en forme. Suffisamment en tout cas pour affronter le dai lo.

Il fallait qu'elle parle à Lan, parce qu'elle ne pouvait pas continuer à agir en sous-marin sans son soutien. Son attitude risquait de paraître suspecte à ses yeux, et elle n'avait pas à se défier de lui. Du moins le pensait-elle...
Elle prit donc son portable et composa le numéro qu'il lui avait donné la veille.

[C.T.]

- Lan da ge ? Tsui Fang. J'aimerais vous parler. Quand puis-je vous rencontrer sans vous déranger ?

- La Pagode Céleste, à midi... Je trouverai. A plus tard, dai lo.

La jeune femme raccrocha et regarda l'heure : 11 heures. Juste le temps qu'il lui fallait pour rallier tranquillement l'endroit et faire un petit repérage des lieux, histoire d'éviter les mauvaises surprises. Tsui Fang était devenue méfiante -et prévenante- à force de fréquenter le milieu.

Quelques instants plus tard, elle avait enfilé une de ces robes noire de soie précieuse, somptueusement brodée d'orchidées rouges, et une paire d'escarpins, puis était sortie par la porte arrière du bâtiment et avait fait une centaines de mètres à pied avant de héler un taxi.

Le moindre faux-pas pouvait provoquer une catastrophe. Il fallait qu'elle soit très prudente.


La Pagode Céleste

La Pagode Céleste

Le Bâton Rouge était rentrée en début d'après-midi, puis avait mis à profit le temps libre dont elle disposait pour faire un tour dans le quartier, histoire de reconnaître les lieux et de faire quelques courses.
De retour dans le petit appartement, elle avait préparé le repas et tranquillement dîné devant la télé. Les programmes étaient une catastrophe, elle avait donc pris le livre de poésie et s'était plongée dans l'univers de Li Bai quand son portable sonna.

- Wei.
- Le patron veut vous voir, dit une voix, qu'elle reconnut comme celle de Choi.
- J'arrive.

Elle abandonna l'ouvrage sur le lit et quitta l'appartement en silence.


Le Fire Bird

Le Fire Bird


Tsui Fang rentra du bar et vérifia qu'il y avait toujours les marques sur la porte avant de l'ouvrir. Elle ferma soigneusement derrière elle, prit le bottin et le feuilleta rapidement.
Quelques instants plus tard, elle eut un sourire et hocha la tête, satisfaite. Il lui fallait un endroit tranquille pour rechercher les informations dont elle avait besoin, et elle venait de trouver ce qui l'intéressait.

Elle abandonna l'annuaire sur la table, se changea pour passer une tenue plus discrète et ressortit tout de suite, replaçant sur la porte les petites marques qui lui diraient si on était entré.


Le Speakeasy Cafe

Fire bird

Lan arriva dix minute en avance au rendez vous...
Il avait pris soin d'emporter avec lui son révolver, dans l'éventualité d'un traquenard. Cela faisait très longtemps qu'il n'était pas revenu chez lui et revoir cette porte lui semblait un étrange retour en arrière...

Le World Trade Center Seattle


La jeune femme venait à peine de rentrer et le bruit de la clé dans la serrure la fit se retourner. Le couteau apparut dans sa main et elle ne resta pas dans la ligne de vue de la porte. Il entra, ses mains étaient vides. Elle le jaugea en silence, puis posa le couteau bien en vue.

- Thé ?

Sans attendre sa réponse, elle mit l'eau à chauffer et posa la théière et deux tasses sur la table, puis elle s'assit et posa un dossier près d'elle.

- C'est plus compliqué que prévu, votre affaire.

La réception était tout sauf chaleureuse....

- C'est bien la première fois que l'on me reçoit dans ma propre maison armé d'un couteau, mais soit...Si j'ai fait appel à vous, c'est bien que je me doutais que l'affaire ne risquait pas d'être simple.
Mais de là à avoir à faire aux mongols, c'est beaucoup plus étonnant que je ne pensais.
Ils agissent seuls en règle générale et n'ont que très peu d'influence hormis dans les traffic de petites envergures.
Ils doivent forcement avoir quelqu'un derrière eux...Les Russes ? Ils ont gardé de bonnes relations avec eux...Si c'est le cas, autant dire que ça ne nous arrange pas...

- Il y a des Russes dans cette histoire, mais des Japonais aussi.

En quelques phrases précises, elle lui relata ses recherches et ce qu'elle avait trouvé. Ce qu'il pouvait en déduire, à part le fait qu'elle n'aimait guère parler, c'est qu'elle travaillait vite et qu'elle savait brouiller les pistes.

- Je dirais que ça ressemble à une prise d'influence sur la côte ouest. On va avoir des problèmes.

Lan secoua la tête...Les japonais auraient bien changé s'ils s'acoquinaient avec les russes désormais.
Autrefois, jamais un Oyabun n'aurait accepté de travailler avec un non-asiatique, qui plus est un russe, qui étaient probablement les moins dignes de confiance du Milieu....

- Il n'existe pas de porte sans clé. La question est : que veulent t-ils exactement et quels sont leurs forces ?
Nous venons juste de sortir d'une guerre éprouvante avec les Thai, ce n'est pas pour nous jeter à corps perdus dans une autres avec une force dont nous ignorons tout. Il va falloir de nouveaux faire front commun avec les autres clans de l'International, et si les Vietnamiens sont des alliées de choix, j'accorde beaucoup moins de crédit aux Philipins. Le reste des petits gangs Thai risquent également de jouer en la faveur des nouveaux venus...
Il faut neutraliser cette menace avant qu'elle ne s'implante.

- Un casino est idéal pour blanchir de l'argent. S'il est en combine avec les Russes, il y a fort à parier qu'on va au devant d'ennuis... importants. Et la police va s'agiter.

La jeune femme prit une feuille vierge et commença à tracer un organigramme des différentes relations qu'elle avait mises à jour. Drake, le pétrole du Texas, le casino de Seattle. La situation était relativement confuse.

- Le fait est que nous devons les empêcher de prendre pied ici. Mais s'ils veulent le casino, ils vont inonder la rue de drogue et d'argent, et lâcher leurs tueurs aux trousses des chefs installés sur la place. Connaitriez-vous un journaliste ? Ou un flic ?

A l'enoncé du mot "journaliste", l'esprit de Lan se réveilla de sa longue réflexion...


- Il est hors de question de mêler la police à cela dès maintenant...En revanche, je connais un certain Enzo Kelting, qui est à la fois efficace et téméraire.
Je suppose que cela lui permettra d'écrire un de ses meilleurs articles.
Je vais tenter de le contacter. Excellente idée. Cela nous permettra de gagner du temps.

- Je crois que... Les yakuza ne doivent pas être dans le coup. La société a son siège social dans les îles Kouriles, et les habitants ont très souvent des noms japonais.

Elle se tut et réfléchit un instant à la situation.

- Je ne suis pas une experte mais... On risque de voir débarquer le FBI ici, quand votre contact commencera à faire son enquête. C'est un crime fédéral. Et s'ils sont correctement aiguillés, ils vont s'intéresser au milieu de Seattle. Qu'en pensez-vous ?

Lan fixa la ville de la baie vitrée...Il avait ses principes, mais il avait également ses ambitions.
Alors même qu'il était sur le point de pouvoir assoir son pouvoir, voilà que de nouveau, les ennuis revenaient le hanter...

- J'ai peine à utiliser la délation pour arriver à mes fins, et je ne me résoudrais à cette méthode qu'en dernière limite et dans la discrétion la plus totale.
Qui ferait confiance à un homme qui utilise les forces de l'ordre pour se débarasser de ses adversaires.
Toutefois...N'est pas exactement "Jie dao sha ren", Assassiner avec une épée d'emprunt ? Tant que ma réputation reste intacte, ils me suivront...Mais pour cela,je n'ai pas droit à l'erreur, plus particulièrement si les fédéraux viennent mettre leur nez là dedans...Le mieux est de faire profil bas en attendant leur venue et de travailler à faire chuter ces gêneurs...

- Au Texas, l'histoire a été révélée trop tard, mais ici... Nous avons de la chance, nous pouvons intervenir avant le début des négociations. En douceur.

Elle versa le thé et s'appuya franchement sur le dossier de sa chaise.

- Etudions des stratagèmes des batailles à partis multiples. Nous verrons si l'un d'entre eux est applicable. Je ne suis pas Cao Cao, mais... mon go n'est pas mauvais.

Le téléphone de Lan interrompit la conversation...
Il hocha la tête d'un air grave.

- Vous l'avez ? Excellent travail. Je n'en reviens pas que la police l'ai laissé sur place sans appeler les bleus.

Tu vas vers le garagiste habituel...Tu retires tout ce qu'il a personnalisé, on le revendra plus tard. Le plus important c'est le numéro de série. Je veux du neuf.
Quand le driver sortira du poste, il aura intérêt à ne pas jouer les fines bouches.
Assurez vous aussi qu'il n'ait pas parlé à la police.

Je veux également que tu me trouves un paumé, criblé de dette, dans nos créditeurs...Même corpulence que Lewis. Il y avait un Roxon, je crois, parmi les anciens motards, il nous doit pas mal. Il boit et il joue.
Arrangez vous pour le faire plonger : qu'il joue, qu'il se plume...Je le veux à mon bureau à mon retour.
Wo xian zou...

Raccrochant le téléphone, il posa son regard sur la jeune femme, puis hésita quelques instant. Il avait presque cru entendre Jun lorsqu'elle avait exposé ses intentions de participer à la mise en place du plan.
Il se reprit immédiatement pour ne pas laisser filtrer son désarroi.

- Trouver un moyen que la police soit mise au courant de ces malversations et de ces accointances sans s'impliquer directement.
Nous n'avons pas beaucoup de choix : payer un détective privé pourrait permettre de remonter jusqu'à nous, mais un journaliste bien aiguillé pour tirer la sonnette d'alarme.
A moins que la police ne tombe "fortuitement" sur un dossier fâcheux...

Tsui Fang ressert le thé et replace une épingle dans son chignon, réfléchissant à la situation.

- Pas besoin de subtilité. Une approche plus directe se révèlera payante. Il faut des résultats. Il doit bien y avoir une brigade financière au commissariat central. Pour vous qui connaissez bien la ville, un courrier anonyme ferait-il l'affaire ?

- Probablement pas. La criminalité a augmenté ces derniers temps et les hommes du central semblent surchargés. Si personne n'a été véritablement me chercher noise, je suppose que c'est parce qu'ils ont énormément à faire, en particulier après les guerres de gang qui ont éclatées, d'une part avec les thaïlandais, d'autre part avec les italiens et les latinos...
A moins que cet officier irlandais....J'avoue que j'aurais peine à l'impliquer une nouvelle fois : c'est un imprévisible, loin d'être facile à manipuler....
J'ai également une personne de confiance dans la police, mais j'hésite à lui faire courir le risque d'être soupçonnée de jouer un double jeu.

Il se tapota légèrement la lèvre pensif...

- Non, assurément, c'est peut-être mon meilleur atout. Après tout, il ne s'agit que d'une information. Rien de plus naturel pour un enquêteur n'est ce pas ?

- Cette personne est effectivement la mieux placée. Je vais préparer un exposé plus détaillé que le rapport que je vous ai remis, et je m'arrangerai pour qu'il parvienne à votre contact.

La jeune femme réfléchit un instant à la situation. Impliquer les flics dans une telle histoire pouvait aussi faire qu'ils ne contrôlent plus rien du tout, mais s'ils ne prenaient pas de risque, la ville deviendrait une véritable poudrière et il n'y aurait plus rien à sauver.

- Vous pouvez me donner son nom ?

Lan hésita un instant.
Dévoiler ses cartes maintenant au bâton rouge révélait un peu trop d'informations à son goût. Du reste, s'il n'agissait pas maintenant, il pouvait définitivement perdre une occasion de mettre hors d'état de nuire ses futurs rivaux.

- Est ce bien prudent de vous livrer ce genre d'information ?

- Je n'ai pas à savoir, si ce n'est pas nécessaire. Vous aurez l'enveloppe demain matin, au Fire Bird. Vous la lui remettrez.

La méfiance était de rigueur, bien sûr, mais cela n'avait pas d'importance. Elle n'était pas son Bâton Rouge.

- Cela me semble un excellent compromis. N'y voyez pas d'offense, mais la stricte protection des mes intérêts. Je comprends que vous fassiez de même.
Si tout va pour le mieux, nous pourrons envisager un échange d'informations plus importants, en particulier si cette mission est menée à bien.